Anita BAZIR

Anita Bazir, assise devant un bouquet de fleurs
Anita Bazir assise, devant un bouquet de fleurs
Portrait d’Anita Bazir, chez elle, en Guadeloupe

Née en 1922 en Guadeloupe à Basse-Terre, dans le quartier historique du « Carmel », cette entrepreneure volontaire, dynamique a été le témoin de grandes transformations sociales en Guadeloupe. Anita a eu un parcours remarquable en s’affirmant comme femme économiquement indépendante dans un contexte où le modèle dominant était celui de la femme au foyer. Agée aujourd’hui de 93 ans, elle gère son quotidien avec dextérité. Sa mémoire remarquable, son esprit vif, son sens inné de la répartie, ses connaissances éclectiques font d’elle une personne-ressource. D’abord propriétaire d’une pâtisserie, elle a bravé tous les obstacles jusqu’à créer en 1967 et diriger d’une main de maître son hôtel-restaurant de très bonne renommée : « Le Gargantua »[1]. 

 

« Une maîtresse-femme, mémoire vivante de la société guadeloupéenne »

Entretien et Portrait par : Audrey NELZIN-DE PIZZOL
Crédit photos : Mr. RICHARD

Parlez-nous de votre enfance, quel a été votre cadre de vie ?

Benjamine d’une fratrie de trois enfants, orpheline à l’âge de trois ans, j’ai été élevée par mon oncle et ma tante, dans le quartier du Carmel, ville de Basse-Terre, Chef-lieu du département de la Guadeloupe.

J’ai eu une enfance heureuse. Car, mon oncle jouissant d’une certaine notoriété eu égard à ses fonctions d’inspecteur des impôts, nous bénéficions d’une relative aisance. On nous a transmis l’obligation d’une posture de réserve – surtout pour les filles! Une tenue impeccable en toutes circonstances était de rigueur.

Quels sont les faits qui vous ont marqué dans votre vie, durant votre jeunesse ?

Parmi les évènements qui m’ont marqué et qui ont aussi transformé la Guadeloupe, je citerai notamment :

  • Le cyclone de 1928 ;
    Il n’y avait pas de télévision à l’époque. L’information était battue au « son de caisse ». Un messager probablement désigné par la préfecture, était chargé des publications et informations officielles. Il passait dans les localités, en scandant : « Avis à la population ! ». Je n’avais que 6 ans, mais j’ai vu de ma fenêtre, un voisin se faire décapité par une tôle. Cette image me hante encore.
  • L’entrée en guerre de la France en 1939 qui a mis la colonie en émoi ;
    Beaucoup de jeunes gens s’engageaient. Mais, nombreux étaient ceux aussi qui cherchaient des subterfuges pour ne pas être incorporés.
  • L’arrivée du commandant Constant SORIN installé comme gouverneur par le régime de Vichy ;
    Chargé de maintenir l’ordre dans la colonie, il est arrivé sur un bateau de guerre avec un régiment de marins. Il instaura un régime quasi dictatorial : interdiction de réunion, pas plus de deux personnes debout à parler sur la place, instauration d’un couvre-feu, de carte de rationnement…). Ce fut une époque de restrictions et de répression mais également d’ingéniosité, de débrouillardises. Les gens recouraient au troc et à la contrebande. Les guadeloupéens vivaient en autarcie.
  • La grande inondation de la rivière-aux-herbes en octobre 1949 a traumatisé tous les habitants de Basse-Terre…

Femme entreprenante et dirigeante d’entreprise, quelles ont été les grandes étapes de votre cursus ?

De 6 ans à 13 ans, ma scolarité s’est déroulée à l’école des filles de Basse-Terre. Par la suite, pour préparer le certificat d’études, de 13 ans à 16 ans, j’ai intégré l’école privée Gerville-Réache où se trouvait bon nombre d’enfants de notables de la ville. Cet environnement m’a beaucoup influencé et m’a permis en outre, d’établir les bases d’un véritable réseau.

De 1938 à 1940, j’ai suivi une formation en hôtellerie-restauration option « pâtisserie », comme vous dites aujourd’hui.

En 1941, j’ouvrais au Carmel « La Pâtisserie du coin » débutant ainsi ma vie professionnelle en pleine guerre. Dans ce contexte, j’obtins la responsabilité de la distribution de la farine pour les membres de la profession. En même temps, j’exerçais des activités de traiteur à la demande.

Mes premiers encouragements sont venus de haut-lieu. Ainsi, après s’être délecté d’un de mes « tourment d’amour »[2], le maire de Basse-Terre de l’époque m’a offert un livre de cuisine qui compte dans le patrimoine familial.

Vers 1954, je me suis installée à Trois-Rivières (Grand-Anse), j’ai ouvert une boutique d’alimentation générale desservant toute la campagne environnante, avec à côté un bar-restaurant. A cette époque, j’ai fait de nombreux bals et accessoirement des banquets.

A partir de 1967, de retour à Basse-Terre, j’ai ouvert l’Hôtel-restaurant le «Gargantua ». Le restaurant servait des spécialités dans le respect des traditions culinaires guadeloupéennes avec des accents caribéens comme le « Tasso de dinde » d’Haïti ou le poulet-coco. Mais le renom de l’établissement venait surtout du « Matété de crabes » et des « pâtés-crabes »[3].

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Restaurant le « Gargantua » Personnel du restaurant en tenue madras

En juillet 1976, l’annonce d’une éruption volcanique cataclysmique par la professeur Claude ALLEGRE a provoqué l’évacuation de 70 000 personnes de la région du Sud-Basse-Terre. Après trois mois d’inactivité totale, j’ai pu rebondir en installant au Moule le restaurant « L’Arbre-à-pain » qui a fonctionné jusqu’en 1983-84.

En dernier lieu, la gestion de mes gîtes « Villanita » fut ma dernière activité professionnelle.

Quelles sont les motivations qui ont guidé votre vie, vos actions ?

Ma motivation première était de gagner ma vie en toute indépendance. Partie de rien, j’ai accumulé un petit capital sous par sous dans le but de créer un commerce ayant pignon-sur-rue. J’ai dû aussi faire preuve d’audace notamment quand il a fallu obtenir un prêt bancaire pour le « Gargantua ».

Mère de 5 enfants, je me devais d’être une femme debout, un modèle de réalisation par la volonté et le travail.

Jury principale à l’école hôtelière de la ville de Saint-Claude, j’ai transmis ces mêmes valeurs à mes nombreux stagiaires. L’idée que l’exercice de l’art culinaire, l’art de la table exigeaient créativité et raffinement.

Quels sont vos autres centres d’intérêt ?

Douée d’une grande curiosité, je suis une autodidacte. J’aime la lecture, les sorties de tous ordres (théâtre, conférences, expositions…). J’apprécie toutes les occasions d’échanges et de rencontres. Et, j’éprouve encore à mon âge avancé, le désir de découvrir des choses, des cultures différentes.

Avez-vous voyagé en dehors de votre île ?

Oh oui ! J’ai parcouru plusieurs îles de la Caraïbe : la Dominique, Haïti, Saint Domingue, autant pour la découverte des arts culinaires que pour le commerce. Dans un cadre touristique, j’ai voyagé en France (surtout la région du bordelais), en Espagne, en Angleterre.

Haiti Hotel du chemin des Dalles 1972 Haiti palais Duvalier 1972

Anita Bazin en Haïti, hôtel chemin des dalles à Port-au-Prince / Palais résidentiel du dictateur Duvalier dit « Papa doc » en Haïti (aujourd’hui entièrement détruit)

D’autre fois, c’est le monde qui est venu à moi grâce aux rencontres d’étrangers de passage dans mon hôtel. Par exemple, il était courant que les commandants de bateau réservent leur table pour déguster de la cuisine créole traditionnelle.Reception ballet HauteVolta (1)

 

 

J’ai eu l’honneur entre autres, de préparer un repas de réception pour le ballet national de la Haute-Volta, aujourd’hui Burkina-Faso.

 

 

Comment voyez-vous le rôle de la femme d’Outre-Mer et son implication dans la société ?

La femme d’une façon générale ne doit pas se limiter. Dans nos îles, il est vital pour la femme de sortir des quatre murs de sa maison. La position d’insularité limite déjà beaucoup. Elle doit être active, forcer le respect, refuser l’assistanat qui chosifie.

Faire pour soi et par soi-même, animée du désir d’Être, pour contribuer à l’essor de notre société. En tout état de cause, l’instauration de la parité homme/femme dans tous les domaines crée des opportunités que les femmes doivent saisir grâce à leur éducation.

Qu’aimeriez-vous transmettre aux générations futures ?

Ayez une foi indéfectible. Soyez positive en toutes circonstances car, il faut savoir que demain est encore loin ; c’est-à-dire qu’on peut toujours infléchir les choses dans le bon sens.

Que voulez-vous ajouter ?

Je dirais avec mère Thérésa que « La vie est un défi à relever, un bonheur à mériter, et une aventure à tenter ».

[1] En référence au personnage de François RABELAIS, Géant très goulu, « fin-bec », amateur de bonne chair.

[2] Pâtisserie locale originaire de l’île des Saintes, dépendance de la Guadeloupe.

[3] Spécialités culinaires antillaises.

 

Entretien et portrait par Audrey NELZIN-DE PIZZOL, Décembre 2015